lundi 23 avril 2012

Le paradis perdu (par Daniel Peron - billet invité)

L'arbre. Huile sur toile + techniques mixte. 120cm x 80cm

Nous avons tous en nous, plus ou moins, un fond de nostalgie diffuse, celle d’un paradis perdu…  Définitivement perdu.

Un rêve enfoui au plus profond de la mémoire collective, rêve d’une société idéale, sans conflits, où chacun vivait libre et heureux …  Mais ce monde idéal qui nous a été ravi à cause d’une pomme, diront certains, n’offre pas le même visage pour tout le monde.
Certains y voient le temps béni de l’individualisme parfait: l’homme s’auto-suffisait, il constituait un individu autonome, libre de toute attache. Il vivait seul, en famille ou au sein d’un petit clan parfaitement autarcique. Il constituait l’idéal du bon sauvage avant la perversion sociétale.
D’autres y voient le temps non moins béni d’une vie idéale en société , à l’image de la tribu primitive où tout se partage, où l’individu se dilue harmonieusement dans le Tout constitué par le village, ses règles et ses rites admis par tous.

Mais les pépins s’accumulèrent dans la pomme devenue celle de la discorde. Avec la division du travail et la commercialisation, l’idéal se dilue dans les nécessités imposés par la vie dans une nouvelle société, la société marchande…

Adam, chassé de ce paradis égalitaire, de ce monde d’abondance, devra retrousser ses manches et se mettre au travail. Dur, dur … Caïn, celui qui choisira l’industrie à l’agriculture et l’élevage, qui misera sur l’exploitation des matières premières offertes par la Terre, qui inventera l’outil et tout ce qui s’en suivra, est banni par Dieu. Il engendrera pourtant la lignée des forgerons, des  casseurs de pierres, des broyeurs de minerais, des maîtres du feux, … des industriels …

L’Homme n’aura alors de cesse de retrouver ce paradis perdu, chacun à sa façon, avec ses propres outils, sa propre vision d’un monde intermédiaire, transitoire, en attente perpétuelle de l’abondance disparue … Les Chrétiens patientent dans un monde soumis au labeur, au travail, aux larmes. Un monde châtié, victime de la faute originelle. En attendant la Parousie, le retour du Christ et l’avènement de la Jérusalem céleste sur terre.

Et dans l’attente de cette issue heureuse, charge à la société de trouver un moindre mal, la Loi et l’Etat, pour que chacun respecte plus ou moins l’autre, pour réguler les antagonismes, tempérer les inégalités en les justifiant la plupart du temps. Bref, faire en sorte que, selon Hobbes, « l’homme ne soit un loup pour l’homme » qu’en temps de guerre où l’on peut alors s’étriper légalement … Mais encore fallut-il imaginer, pour faire coexister tous ces intérêts particuliers, un pacte, un contrat que de nombreux penseurs s’efforceront de concevoir, tel Rousseau et son « Contrat social ».

Ainsi, la société des « Lumières » mettra au monde la pensée libérale, au sens politique et positif du terme,  affranchissant l’individu du joug de la religion et du pouvoir absolu. L’individu est désormais libre et autonome, pleinement responsable de ce qu’il est socialement.


La pensée moderne, issue du XVIIème siècle, engendre donc le libéralisme, hymne aux libertés, mais aussi ses effets économiques et sociaux pervers qui culmineront dans le néolibéralisme que l’on connaît. Mise en scène de l’individu égoïste, tourné vers lui-même, qui va pouvoir donner libre cours à son « mérite » et son talent dans la pratique du « doux commerce » sensé pacifier tout ce petit monde … Ainsi l’homme égoïste, à la recherche de son intérêt bien compris, œuvre en même temps à l’intérêt général. Le maître mot : Liberté ! En particulier celle de la circulation des capitaux et de la concurrence qui devraient harmoniser, au fil de la croissance, les inégalités et mettre de l’huile nécessaire aux rouages étonnants de cette machine à faire le bien général tout en cherchant le profit maximal pour soi…

Une pensée inscrite dans le fil linéaire de l’Histoire, guidée par le progrès et la quête de la croissance maximale, pour enfin retrouver, un jour, la société d’abondance tant rêvée et espérée, société idéale où les inégalités se dilueront dans la profusion des biens…

Parallèlement à ce système se met en place, au XIXème siècle une autre démarche, apparemment aux antipodes du libéralisme, mais qui finalement suit la même ligne directrice. Socialistes et Marxistes vont miser, pour retrouver cette même société d’abondance, non pas sur l’individu isolé mais sur l’individu relié aux autres dans un peuple solidaire. Pour ce faire, selon Marx, il faut passer par l’étape transitoire mais nécessaire de la dictature du prolétariat tant que le stade de l’abondance n’est pas atteint.  Là aussi, une pensée inscrite dans le fil linéaire de l’Histoire, tendue vers le but final : la quête du paradis perdu. Le moyen : là aussi, produire et produire toujours plus au point de perdre en route le but affirmé et d’aliéner les individus qu’on pensait sauver, des individus qui se sont finalement dissous dans une société communiste qu’on espérait libératrice…


Un même schéma … tantôt privilégiant l’individu souffrant, lourd de la dette du péché originel, tantôt mettant en scène un individu apparemment libre mais complètement isolé des autres, en compétition constante, et tantôt un individu aliéné et dilué dans le grand Tout de la société …


Mais revenons au néolibéralisme puisque le communisme stalinien est mort de sa belle mort en 1989, laissant la place libre ... Une place totalement libre puisque, exception faite du sursaut français de 81à 83, la gauche sociale-démocrate européenne s’est inclinée devant le système dominant (alors qu’en 95, la grande majorité des partis au pouvoir était de gauche …). Il y a une dimension du néolibéralisme qu'il faut prendre en compte, un aspect profondément pernicieux qui tend à isoler de plus en plus l'individu. Le néolibéralisme est un hymne à l'individu "autonome" du moins ce que l'on cherche à faire passer pour autonome et libre. En fait, la "liberté" peut être un grand facteur d'oppression, insidieuse, si elle nous sépare des autres ... Et perversion suprême: le néolibéralisme, par le conditionnement des esprits, tend toujours de plus en plus, au sein d'une compétition généralisée pour une croissance maximale, à isoler l'individu devenu un combattant du système. C'est une forme de nouvelle forme de féodalité généralisée que les serfs modernes servent avec humilité car ils ont trop à perdre, un servage consenti et relativement supportable puisque ce que le système nous ravit, cette part de nous-mêmes qui aspire à autre chose, est compensé par une offre de biens toujours renouvelée. . Un conditionnement tel que nous acceptons ou endurons notre propre servilité d'homme soi-disant libre mais amputé d'une partie de lui-même : le rapport aux autres. Chacun se replie sur soi-même, vaincu ou persuadé d'être vainqueur d'une compétition qui abîme les vainqueurs autant que les vaincus. Un cadre supérieur contraint de licencier des collègues n’est pas forcément bien dans ses baskets… Toujours réactiver les désirs pour produire plus... au moindre coût, aux dépens d’un environnement épuisé et sacrifié…

Le « contrat social » de Rousseau, réanimé après la seconde guerre mondiale par le Conseil National de la résistance, est brisé… Depuis les années 80, nous sommes entrés dans l’ère du Marché, plus isolés, asservis et endettés que jamais.

L’individu « libre » mais malade de se sentir floué et asservi s’isole de plus en plus. Autre réaction possible : le repli non pas individuel mais au sein de petites communautés où l'on recrée le lien social perdu mais sous la forme d'agrégats communautaires isolés les uns des autres. Mais le lien social reste discontinu, parcellisé, atrophié. Entre l'isolement (causé par le néolibéralisme) et la mort de l'individu agrégé au Tout, à la masse (société communiste ou totalitaire), il reste à réinventer une société qui prend en compte tous les aspects de l'Humain: son besoin d'être Soi et son besoin d'être avec...  L’Humain est ainsi fait, un être complexe tourné à la fois vers soi et vers les autres, un être qui a besoin de spiritualité, de culture, de beauté, de relations tranquilles au monde et à autrui, de temps pour lire, penser, aimer, découvrir, échanger … ou ne rien faire. Un être qui ne peut se sentir complet qu’en symbiose avec une nature qu’il n’avilit pas. L’Humain n’est pas fait pour une vie de travail forcené imposé par le diktat d’une doctrine qui se prétend « naturelle » et universelle et ne propose qu’un sacrifice perpétuel sur l’autel de l’argent et du profit animé par les braises permanentes de désirs artificiels … A force de rechercher en vain le Paradis perdu sous la forme d'un néolibéralisme qui nous promet abondance et félicité dans une quête sans fin productiviste, on risque tout simplement de faire de la Terre... un enfer !

A quand une démocratie réelle, et non pas représentée uniquement par les chefs de partis qui ne font qu’entériner des programmes dont nous n’avons que faire et contraignent le peuple à choisir entre Charybde et Scylla. D’où le désenchantement général et l’abstention ? Les grands meetings à ciel ouvert de cette campagne, outre l’aspect grand messe qui peut gêner certains, ont peut-être un sens profond finalement. Ils témoignent de ce besoin urgent d’une politique moins formatée et moins technicisée, une politique qui réintègre toutes les dimensions de l’Humain, et en particulier la chaleureuse  relation  à l’autre, l’espoir renouvelé partagé en commun, sous la pluie ou sous le soleil… dans l’attente de l’Humain d’abord…


Daniel Peron
- source : l'article original
- son blog - "Au fil du temps"
- ses peintures - "Seuils" (je recommande)
- et même sur Face-de-bouc
- ainsi que MySpace (si, si)

Lectures :
- « Le contrat social », Jean-Jacques Rousseau
- « La dissociété », Jacques Généreux
- « La méthode » Edgar Morin

Illustration : "L'arbre" par Daniel Peron


L'arbre. Huile sur toile + techniques mixte. 120cm x 80cm

5 commentaires:

  1. Proposition de pitch, pour mémoire :o) :

    "Billet invité par Daniel Peron.
    Digression sur la condition humaine crispée autour de sa frustration primordiale dans le regret du paradis perdu de la félicité primordiale (fœtale ?) - il se noie dans ses structures, rattrapé par le désaide profond."

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  2. J'ai deux points de commentaire pour le moment ; un premier :

    Je suis allé voir une exposition sur "les mondes perdus" (http://www.ladefense.fr/agenda/exposition/exposition-mondes-perdus-de-claude-levi-strauss/).
    Les idées (sentiments ?) y développés doivent par ailleurs se retrouver dans son ouvrage "Tristes tropiques".
    La question du paradis perdu y était fortement évoquée au regard de ces cultures dites primitives dont certaines avaient développé des meurs naturelles et non frustrées au regard de Tous les aspects de la vie en communauté. Notamment l'amour et le sexe, cœur nucléaire de de la vie (y compris humaine) et par écho de la frustration (humaine seulement, pour le coup).
    A la fin de sa vie, la pensée de ces paradis perdus parce que détruits a inspiré un profond pessimisme à Levy Strauss - qu'il exprima de manière très détaché, il n'était après tout plus très concerné car mourant.

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    1. Réponse par Daniel Peron :

      Oui, j'ai vu la dernière interview de Levy Strauss. Il paraissait complètement désabusé ... Et on le comprend. Il ne reste plus grand chose de ces "paradis" (ou alors altérés et viciés par l'irruption de la modernité). Sans tomber dans la nostalgie d'un passé qui avait aussi ses faiblesses, il est certain que ces populations avaient beaucoup à nous apprendre. Voir le travail de Mauss sur le don ...

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  3. Second commentaire à propos du passage suivant :

    "Un même schéma… tantôt privilégiant l’individu souffrant, lourd de la dette du péché originel, tantôt mettant en scène un individu apparemment libre mais complètement isolé des autres, en compétition constante, et tantôt un individu aliéné et dilué dans le grand Tout de la société…"

    --> Je n'opposerais néolibéralisme et soviétisme communiste qu'en apparence. En effet, si l'individu économique purement rationnel est sensé être individualisé et en conséquence amputé de la relation à l'autre, il n'en est pas pour autant "individué", loin s'en faut.
    In fine il finit, par la voie du marketing généralisé nourri sur ses frustrations profondes engendrées par la négation de sa part humaine et pro-sociale, par être récupéré par le système marchand, système de la mode. L'individualisation totale aboutit paradoxalement à l'homogénéisation totale... et ainsi l'individu a tout perdu.

    Au fond les deux systèmes sont purement équivalents en termes du totalitarisme qu'ils génèrent (le totalitarisme n'est-ce pas précisément quand la structure de l'état, ou sociale, infuse jusqu'au cœur de l'individu même, quand ce n'est plus (du tout) l'individu qui fait la structure mais la structure qui fait (totalement) l'individu).

    La sagesse c'est de savoir placer les curseurs de manière équilibrée. Force est de constater que nos curseurs finissent toujours aux antipodes...

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    1. Réponse par Daniel Peron :

      Oui, tu as raison de souligner l'aliénation de l'individu dans nos sociétés libérales, aliénation par le conditionnement marchand qui est tel qu'il gomme les différences entre individus et les façonne sur un seul modèle. Processus d'uniformisation qui s'apparente au processus d'anéantissement total du bien nommé totalitarisme. La grande force du néolibéralisme, c'est sa capacité a asseoir sa domination sur l'acceptation consciente ou inconsciente de l'individu: les instruments d'aliénation sont tout aussi présents mais fallacieusement séducteurs. Le totalitarisme construit son travail de sape de l'individu sur la peur et la contrainte, le néolibéralisme l'asseoit sur le désir et l'adhésion de chacun. Le résultat est le même mais en plus "soft" ...

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